13 Feb

Par Pierre-Stanley PÉRONO, juin 2012

INTRODUCTION

1. De l'ombre à la lumière

«Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: « ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile »1

C’est en ces termes que Jean-Jacques Rousseau, au XVIIIème siècle déjà, établissait un lien historique, logique et intrinsèque entre politique, pouvoir et propriété. Il n'est pas étonnant, par ricochet, de retrouver un lien de même nature entre la politique et les instruments qui permettent d’établir, de transférer, d’attribuer, voire simplement de retracer ou d’évaluer la propriété et parmi lesquels la comptabilité. En effet, plus d'un prêtent des caractéristiques hautement politiques à cette méthode de retranscription chiffrée du patrimoine et des opérations d’un acteur économique. 

Pour rester près de nous, en 2003 par exemple, dans un rapport du Conseil d’analyse économique, Jacques Mistral, au détour d’une demi-phrase, dit de la comptabilité qu’«elle est un enjeu de pouvoir»2Pourtant, elle n'est sortie que récemment de l'ombre. En effet, jusqu’au siècle dernier, la comptabilité a plutôt évolué dans une obscurité certaine, régie par des règles plus ou moins complexes (aujourd’hui et en France, le Plan Comptable Général3 et les normes IFRS4) et pour lesquelles seuls les avertis manifesteraient de l’intérêt. Retranscription chiffrée du patrimoine et des opérations économiques d’une entité, elle serait «a priori» une pure technique rationnelle, auxiliaire et ancillaire d’autres disciplines dont, notamment, la fiscalité. Comment comprendre alors, que depuis les années 2000, on ne cesse de la présenter comme une activité d’intérêt général, voire « un enjeu de pouvoir » comme dans le rapport précité? Et comment concevoir qu’une activité d’intérêt général ait pu mener aussi longtemps une existence aussi obscure? Enfin, comment expliquer qu’elle ait été propulsée en pleine zone de lumière ?

 

2. Multiplication des procédures de contrôle et progression des normes IFRS 

C'est paradoxalement un mal qui a ouvert la route à la comptabilité et lui a taillé la place qu'elle occupe dans les esprits depuis les années 2000. Qui oubliera l'affaire ENRON5 qui a montré que des manipulations dans les comptes d'une entreprise, créant ainsi une coquille vide, pouvaient aboutir à une crise retentissante? Ni les américains qui ont été directement concernés, ni les Européens qui se sont très vite vus impliqués dans des scandales similaires, ni le petit épargnant non plus qui a perdu son capital. Car, lorsque le 2 décembre 2001, la multinationale ENRON tombe en faillite, la majeure partie de ses actifs boursiers est détenue par des fonds de pension ou des fonds de mutuelles. Ce sont donc des milliers de petits épargnants, à travers le monde, qui ont vu leur vie affectée et leur avenir fragilisé à travers leur capital-retraite qui partait en fumée. La leçon a donc été claire: la comptabilité est une affaire d'intérêt général. Une discipline, le droit comptable (qui existait déjà) a tiré de cette leçon un prétexte à son développement à travers l'émergence des normes IFRS et la multiplication des procédures de contrôle de la production de l'information comptable. Certes, il a toujours existé des règles comptables, et pour preuve le Code de commerce français en contient depuis 18076. En outre, depuis 1973, existent les normes IFRS, donc un référentiel de normes comptables internationales, du moins en théorie. En revanche, ce qui est récent c'est la volonté des Etats de multiplier les procédures de contrôle de la production de l'information comptable d'une part, et d'autre part la progression des normes IFRS sur la scène internationale. D'abord, en ce qui concerne le contrôle, suite à l'affaire ENRON par exemple, les américains ont renforcé leur encadrement du contrôle légal7. Ils ont été suivis par de nombreux Etats européens, et en 2006, par l'Union Européenne elle-même, à travers la Directive Contrôle légal 20068. On serait même tenté de se demander avec Michaël Power si l'on ne versait pas dans ce qu'il appelle « l’obsession du contrôle »9

Comme nous l'avons mentionné plus haut, une même obsession, ou pour être plus précis, un succès certain gagne également les normes IFRS. En effet, après une longue traversée du désert depuis la création de l'IASB en 1973, elles ont été adoptées, en totalité ou partiellement, par un nombre important de pays entre 2008 et 2011. Avec le règlement du 19 juillet 2002, l'Europe a précédé tous ces pays. Ce règlement a rendu obligatoire l'application des normes IFRS aux comptes consolidées10 des sociétés cotées11 et des sociétés faisant une offre au public12 à partir du 1er janvier 2007. Les normes IFRS sont des normes comptables élaborées par le Bureau des standards comptables internationaux (International Accounting Standard Board ou IASB) dans le but d'harmoniser la présentation des comptes au niveau mondial, de mieux sécuriser les marchés et du même coup d'y instaurer la confiance des investisseurs professionnels13 et non professionnels. Ces objectifs passent également par les procédures de contrôle destinées à rassurer ces investisseurs sur la fiabilité de l'information comptable et financière. Sécuriser les marchés et gagner la confiance des investisseurs professionnels. Autant dire protéger et attirer ; si bien que, désormais, dans toute information comptable, il faut négocier ce paradoxe de protéger l'intérêt général (le marché, le système, le petit épargnant non averti) et séduire en même temps les investisseurs professionnels. D'où la naissance d'une information comptable d'un type nouveau que nous conceptualiserons sous l'expression « produit d'intérêt général ». Nous verrons dans une première partie que les bouleversements comptables que nous avons évoqués n'ont fait que révéler et accentuer le caractère fondamentalement politique de la comptabilité (I), depuis toujours tiraillée entre une prétendue parenté avec les sciences pures et une réelle immersion par le droit (I-A), mais aussi, et surtout, partagée entre différents intérêts contradictoires (II-B). 

Aujourd'hui, un double mouvement de financiarisation de l'information comptable et de multiplication des procédures de contrôle lui imprime la paradoxale allure d'un produit au service de l'intérêt général. 

Aussi dans un second temps, analyserons-nous la chaîne de production comptable (II), sa fin, le besoin de confiance des investisseurs (II-A) mais aussi sa rationalité toute financière, à l'ère de notre temps (II-B). 

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